01/02/2014

A CHACUN SON TOUR

« Dieu n’oublie personne. Chacun à son tour dans la vie », avons-nous l’habitude d’entendre. Mais j’avais l’impression que Dieu m’avais oubliée. Pendant trois ans, je suis restée à trimarder. Pourtant, j’avais obtenu le Baccalauréat série D avec mention Bien après un cycle secondaire très brillant. Première de ma promotion pendant les deux années d’étude supérieure, j’obtins le DUT en Finance-Comptabilité avec la mention très bien. Durant tout mon cursus scolaire, j’étais la fierté de ma famille. Mes camarades et mes professeurs me prédisaient une bonne carrière professionnelle. Je rêvais moi-même d’un important poste dans une institution financière. Cependant, très tôt ce rêve s’effondra, lorsqu’après 6 mois de stage de pré emploi à la Société Générale de Banques, le Directeur des Ressources Humaines décida de mettre fin à mon contrat. Il prétexta une incompétence notoire de ma part à la stupéfaction de tous mes collègues. La vraie raison était tout autre.
M Djiriga Alphonse, Directeur des Ressources Humains à la SGB avait à peu près l’âge de mon père. Un soir, il me demanda de faire des heures supplémentaires pour le classement de certains dossiers dans son bureau. En quelques minutes, je terminai le travail à moi confié. Avant que je ne m’en aille, M Djiriga s’approcha de moi. Le DRH me saisit par la main et me tira vers lui. Il approcha sa bouche vers la mienne. Je m’esquivai et me dirigeai hâtivement vers la porte de sortie. Ce fut alors le début d’un harcèlement. Plusieurs fois, M Djiriga essaya d’abuser de moi. Combien de fois ne m’a-t-il pas dit que j’étais la plus belle créature du monde ? Combien de fois ne m’avait-t-il pas téléphoné pour louer ma beauté qu’il disait l’envouter? Dès que nous nous croisions hors de vue des autres collègues, je subissais ce fauve sexuel. Dans les escaliers, dans l’ascenseur, dans les allées ou encore dans son bureau. Le DRH ne lâchait pas prise. Il disait n’avoir jamais ressenti une aussi forte attirance. Mais, je savais que c’était du baratin. Une consœur dans une autre banque m’avait laissée entendre que M Djiriga Alphonse est un coureur de jupon. Il use de son pouvoir pour obtenir des faveurs sexuelles des jeunes stagiaires à la SGB. Toutes les secrétaires de direction, je dis bien « toutes », avaient payé de leurs fesses pour se faire embaucher. Une bonne partie des caissières aussi étaient passées dans son lit. Et voilà que je me trouvais dans le collimateur de ce détraqué.
Un matin, M Djiriga Alphonse me convoqua dans son bureau. « Mademoiselle Marie-Lydie, savez-vous que vous jouez votre place de chef d’agence éventuelle en me résistant ? » me demanda-t-il. Je n’eu rien à lui répondre. Effectivement, M Djiriga était un homme puissant dans la banque à cause de ses relations. Il était aussi très proche des autorités du gouvernement en place. Il avait le pouvoir de placer et déplacer les employés. Un poste de chef d’agence serait une aubaine pour moi. Le soir, à la maison, je réfléchis longuement. Toute la nuit, je cogitai encore et encore. Le lendemain, ma décision était prise. Je n’avais pas le choix. Je préférais gagner ma place honnêtement que de l’acquérir suite à une partie de jambes en l’air. M Djiriga insista en expliquant qu’il était la porte de mon bonheur. Je devais passer par lui si je voulais être embauchée dans n’importe quelle autre banque. Quelques temps après, ne supportant plus ma résistance, l’attitude du DRH changea à mon égard. Il devint agressif. A la moindre erreur ou maladresse, il m’engueulait. Il attendait souvent la présence de plusieurs staffs pour me hurler dessus et me blâmer. Tous les collègues savaient qu’il y avait anguille sous roche. Mais personne ne pouvait bouger le petit doigt. Ceci dura plusieurs semaines encore. Quelques fois, songeant à la situation de ma famille, j’étais tentée de céder et m’abandonner à M Djiriga. En fait, mon père était concierge. Nous habitions deux chambres contigües dans un bâtiment à la cité universitaire d’Abobo où il exerçait. Les deux chambres lui avaient été attribuées par l’administration du Centre des œuvres Universitaires. Mais depuis deux ans mon père avait pris sa retraite et nous logeons encore à la cité. Mon père n’avait pas suffisamment préparé sa retraite pour se payer le luxe d’aménager hors de ces deux chambres. Mes autres frères et sœurs n’ayant pas franchi le niveau de BEPC, j’étais en quelque sorte le seul espoir de la famille. Papa me le rappelait en ces termes. « Marie-Lydie, tu es notre espoir. Toi seule pourras nous sortir d’ici lorsque tu auras un bon emploi ou un bon mari. Tu vois tes autres sœurs. Elles ne font que manger et dormir sans contribuer en rien. En plus de cela, au lieu de se trouver des bons copains, c’est avec des vagabonds qu’elles se promènent. Quant à ton frère, n’en parlons pas. Je ne compte même pas sur ce bon à rien». Malgré tout, je résistai au DRH. C’est alors qu’au terme des six mois, je quittais la banque.

Après mes déboires à la Société Générale de Banques, toutes mes demandes d’emploi sont restées lettres mortes. J’eu même l’impression que l’ombre de M Djiriga Alphonse me précédait pour faire rejeter mon dossier partout où j’allais. Toutefois, au fond de moi, j’avais l’assurance de pouvoir décrocher un emploi dans un bref délai. Après un an d’exploration du marché de l’emploi sans réussite, je décidai de m’orienter vers la fonction publique. Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que les concours ici s’obtiennent en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Puisque je n’avais ni parents bien placés ni compte bancaire, je me résignai. A l’occasion de la rentrée scolaire, je me suis mise à dispenser des cours à domicile. J’encadrais deux fillettes de la classe de sixième et deux autres de la classe de quatrième. Les familles me payaient six mille francs par enfants par mois. Ainsi je pouvais faire face à certaines charges familiales et m’entretenir. A la fin de l’année, mes quatre élèves furent toutes admises en classe supérieure. Fiers de l’exploit de leurs enfants, les parents m’avaient tous redonné rendez-vous pour l’année suivante.
Cette même année, le pays traversa la plus grave crise politique de sa jeune histoire. Cette crise engendra un vaste mouvement des populations. Sous la menace des balles et des obus, nous avons quitté la cité universitaire manu militari. Après quelques jours de marche, nous nous retrouvions à Yopougon au quartier Yaoséhi. Ce quartier s’appelait aussi « Mon mari m’a laissée » ou encore « Sicobois » à causes des masures en bois. Les constructions de Yaoséhi ne respectent aucune règle d’urbanisme. Les ruelles bondées d’ordures sont toujours ruisselantes d’eaux répugnantes. Le circuit de distribution d’eau y est presque inexistant. Les branchements électriques sont anarchiques. Il aurait fallu d’un seul court-circuit pour que tout le quartier parte en fumée. Notre baraque donnait directement sur un grand caniveau où les enfants faisaient les selles et où les parents jetaient des ordures ménagères. Une ruelle de trois mètres à peine nous séparait de ce caniveau. Notre chaumière de 4 mètres sur 3 était nauséeuse. Mon père avait dressé un rideau qui divisait la pièce en deux. A la cité, nous n’avions que pour seule charge familiale la restauration de la famille. A Yaoséhi c’était différent. Il fallait payer le loyer, l’électricité et l’eau en plus de la restauration de la famille. La vie de famille étant difficile, nous ne mangions qu’une seule fois par jour. Certaines fois, c’était le jeûne obligatoire. Mon père ne supportant pas cette situation, bascula dans l’ivrognerie quelques semaines après notre arrivée à Yaoséhi. Il passait désormais ses journées dans les cabarets avec des amis retraités. Quand il rentrait le soir, il râlait sur tout le monde. Saccageait toute la maisonnée. Ma mère était toujours dans sa ligne de mire. Il lui arrivait d’être battue et injuriée sans cause par mon père.  On aurait cru que nous étions la cause de ces malheurs. Un soir d’une journée pluvieuse, en rentrant à la maison, Papa était ivre mort. Il tenait à peine sur ses pieds. Eméché, il ne fit pas attention et tomba dans le caniveau. L’eau infecte et encrassée, l’entraina avec les autres ordures. Lorsque nous fîmes informés quelques heures plus tard, le corps de papa était loin dans un autre secteur. Il était mort. Comme maman et papa n’étaient pas mariés légalement, les démarches pour faire bénéficier la famille des rentes de la retraite de mon père furent vaines. Sans appui extérieur, notre famille amputée sombra dans le dénuement total. Ma mère tant que mal se débrouillait à la vente de friandises. Mais c’était juste pour la survie. Je plaignais mes autres frères. Ils étaient inconscients. Cette situation d’impécuniosité ne leur disait rien. J’étais tourmenté. Chaque jour, je marchais des kilomètres pour me rendre à la zone industrielle à la recherche du moindre travail. Mais c’était toujours sans aucun succès.
Yopougon est une grande commune. C’est le quartier le plus populaire d’Abidjan. Yopougon c’est aussi la cité de la joie. Les bars, les restaurants et les boîtes de nuits y poussent comme des champignons chaque jour. Il suffit de placer deux tables et quelques chaises autour et c’est fait. Les clients viennent commander à boire. A Yopougon, il n’existe pas une seule ruelle sans buvette ou bar. Il semble même qu’il y a plus de buvettes et de bars à Yopougon qu’il n’y a d’habitations.  J’avais envie d’ouvrir une petite buvette. Mes calculs comptables m’avaient montré que c’était une affaire rentable. Toutefois, mes convictions religieuses constituaient un frein. Ce serait de ma part un mauvais témoignage que de vendre de la boisson frelatée.

A Yaoséhi, le vendeur de journaux à quelques mètres de notre concession s’intéressait à moi. Lui aussi disait être titulaire d’un BTS en Gestion Commerciale. Après quatre années de prospection infructueuse sur le marché de l’emploi, il avait fini par devenir vendeur de journaux.
Chaque matin, Touré m’appelait pour me rappeler son amour. Le soir, il m’appelait à nouveau pour me dire au revoir. Quand je pouvais, je l’accompagnais. Alors Touré profitait pour me dire qu’il tient à moi. « Lili, je sais que c’est parce que je suis un vendeur de journaux que tu ne m’accordes pas d’attention. Mais moi je t’aime. Et je veux faire de toi une femme heureuse. » Le mariage était le denier de mes soucis. Ma préoccupation était d’obtenir du travail pour être indépendante et sortir ma famille du trou. Un soir, pour me rassurer, Touré n’hésita pas à me dire : « Lili mon cœur, rassures-toi. J’aurai un emploi bientôt. Tu sais que c’est nous qui sommes au pouvoir. ». En disant "NOUS", il faisait allusion au nouveau président qui était de la même région que lui. Il était nordiste. Cette dernière phrase me laissa perplexe. Je n’y ajoutai rien.
Un matin alors que j’étais encore couchée, mon téléphone sonna. C’était Touré :
  • -    Lili, je viens de voir dans le journal que la SGB et la BICI recrutent. Ces banques cherchent des jeunes diplômés pour relancer leurs activités bancaires. Tu sais bien que plusieurs employés qui ce sont rendus complices de l’ancien régime ont été licenciés. Tu te souviens, le gouvernement précédent avait décidé de nationaliser les banques françaises et la décision avait été suivie par plusieurs employés.
  • -    De quoi doit être constitué le dossier de candidature? demandai-je.
  • -    Juste un Curriculum Vitae et la copie légalisée du diplôme. Ajouta-t-il.

Quelques heures plus tard, mon Curriculum Vitae était prêt. Je ne retrouvais ni mon diplôme ni aucune copie légalisée. Alors, je compris que tout avait été perdu lors du déménagement nocturne précipité de la cité universitaire. En fouillant un vieux sac à main que j’avais réussi à emporter, j’ai pu dénicher mes attestations de stages. Ce n’était pas une exigence pour la circonstance. Mais vu que je n’avais aucun autre document pour accompagner mon Curriculum Vitae, j’y joignis les attestations de stage. J’ajoutai aussi la copie de mon diplôme de Baccalauréat. En regardant l’attestation de stage obtenue à la Société Générale de Banques, je repensai à M Djiriga. Qu’était-il devenu ? Lui aussi était un dur de l’ancien régime. S’il était encore présent dans cette banque, je n’aurais certainement aucune chance d’être recrutée. Le lendemain, Touré se chargea de déposer nos quatre dossiers. A son retour, il m’annonça que M Djiriga Alphonse n’était plus à la Société Générale de Banques. Il y avait un nouveau Directeur des Ressources Humaines. J’étais soulagée mais pas pour autant.

Depuis trois mois, nous attendons la liste des recrues à la BICI et à la SGB.  Entretemps, il y avait eu beaucoup de rumeurs autour de ce recrutement. La plus persistante racontait que seules les personnes portant des noms à résonnance nordiste se verraient octroyer les postes disponibles. Touré lui-même avait pris rendez-vous avec un de ses oncles. Ce dernier venait d’être affecté au cabinet du ministre des finances. Après son entrevue avec son oncle, Touré était plus que confiant. En sa présence, son oncle avait donné des instructions en sa faveur aux directeurs des ressources humaines des deux banques. Lorsqu’il me raconta cela, mon désespoir grandit de plus belle.

Ce matin, les demandeurs du quotidien « Fraternité Matin » se bousculent chacun pour acheter son journal. La liste des recrues y était enfin publiée. Dès qu’il reçu sa livraison du jour, Touré ne perdit pas le temps. Il s’empressa de feuilleter le quotidien. La liste des personnes retenues y étaient dressée, nom et prénoms par ordre alphabétique aux deux pages centrales. Le vendeur de journaux parcourut le répertoire de noms, ligne par ligne. Je le vis tourner les pages et retourner le journal comme pour s’assurer qu’il tenait le bon quotidien. Il s’assit sur son banc. Ouvrit à nouveau le fameux journal. Quelques instants après, il le déposa. Il n’eut même pas la force de m’adresser la parole. Il n’eut pas non plus besoin de me parler. J’avais compris. Son nom n’y était pas. Lui qui était nordiste de nom, de père et de mère. Lui Touré Alhassane, recommandé par un membre du cabinet du ministre des finances. Il n’avait pas été sélectionné. Que pouvais-je alors espérer ? Je repris le journal. En parcourant les noms commençant par la lettre « G », que ne fut ma surprise.  Distinctement je pouvais lire « Gbazalé Ange Marie-Lydie ». Et dans la cellule suivante « SGB Bouaké ».

Je viens du siège de la Société Générale de Banques où j’ai signé un contrat à durée déterminée de 12 mois. Je suis affectée au service comptabilité de l’agence centrale de Bouaké au centre du pays. Gloire à Dieu !

Si tu cherches, ne sois pas découragé. Ton tour viendra car Dieu n’oublie personne… 

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