- Qu’y a-t-il ma fille ? Et… pourquoi ne manges tu plus ces deux jours ?
Effectivement voici deux jours que je n’arrivais plus à mettre aucun aliment sur ma langue. Pas que je ne voulus pas me nourrir. Non ! J’avais perdu tout appétit. Ma bouche était devenue pâteuse. Depuis trois jours, je ne faisais que des nuits blanches. Sans cesse je pensais à Julien.
- Papa, bientôt deux mois que Julien ne m’a plus appelée. Je suis inquiète et je voudrais retourner dans mon foyer.
- Ma fille, voilà que tu deviens raisonnable. Reprit mon père. Puis se redressant, il se tourna vers moi avant de continuer.
- Depuis que tu as débarquée ici, je m’évertue à te demander de retourner auprès de Julien. Mais voici, tu n’acceptais pas. Tu en voulais tellement à ton mari. Pourtant, il t’a appelée presque tous les jours depuis ton départ de chez lui. Tu n’avais rien voulu savoir. Il s’est déplacé jusqu’ici plusieurs fois les week-ends afin de s’excuser. Tu l’as rabroué allant même jusqu’à me honnir pour une histoire sans tête ni queue. Mais moi, je te disais toujours et je continuerai de te dire qu’une femme n’abandonne jamais son foyer même si elle est en palabre avec son mari. Encore moins à cause d’une incompréhension.
À écouter mon père, je me rendais compte de ma bêtise. Le manque de pardon avait fini par me tenir prisonnière de moi-même. Aurais-je dû être aussi dure envers Julien pour cette affaire sans tête ni queue comme le disait papa. Non je ne crois pas. Julien ne méritait pas cela surtout venant de moi.
Julien était de quatre ans mon aînée. Nous nous sommes rencontrés au cours d’un voyage dans le sud-ouest du pays. Il était mon voisin de siège dans le car qui nous conduisait. Je revenais de la capitale après une année passée à ne rien faire si ce n’est qu’à ressasser les échecs scolaires successifs que j’avais subit deux années plus tôt. Julien se rendait chez son petit frère. Ils ne s’étaient plus revus depuis des années. Le voyage fut long et périlleux du fait de l’état très dégradé d’une bonne partie de la route. Après que nous soyons sortis de la partie quasiment impraticable, que ne fût le soulagement des voyageurs. Désormais le car pouvait rouler à une allure acceptable. Nous pouvions par la même occasion ouvrir les volets et respirer l’air frais de la nature verdoyante. Sur ce dernier tronçon qui allait nous mener à notre destination finale, j’avais dormi. Sans m’en rendre compte, j’avais posé la tête sur l’épaule gauche de mon voisin. Lorsque que nous fûmes à l’entrée de la ville, mon voisin me tâta délicatement la joue gauche pour me réveiller. Alors, je relevai la tête tout doucement, je passai les deux mains sur mon visage puis dans mes cheveux comme pour les mettre en ordre. Puis je tournai mon regard vers l’extérieur pour mieux apprécier les environs. En fait, j’avais honte d’avoir posé ma tête sur un parfait inconnu. Alors, feignant de ne pas savoir où nous étions, je demandai à mon voisin :
- Où sommes-nous ?
- Nous sommes à l’entrée de Plagesville ma belle. Me répondit-il.
« Ma belle » ? Du haut de mes vingt-quatre ans, personne, à part mon père et ma mère, ne m’avait encore complimentée de la sorte. Il n’y avait que cet inconnu qui le faisait et avec beaucoup de manière. Je fus touchée par cette marque d’amour. Oui c’est ainsi que je l’ai ressentie dans mon cœur : Comme une marque d’amour. Et ce fut le déclic. Je me suis sentie beaucoup mieux pour m’ouvrir à lui. Plus tard, lorsqu’il demanda mon nom et mon numéro de téléphone, ce fût naturellement que je les lui communiquai. Avant que nous ne nous séparions à la gare, il m’informa à son tour qu’il se nommait Julien. Il me donna aussi son numéro de téléphone. De là est partie notre amitié qui aboutira plus tard à une relation plus sérieuse.
Julien était un homme tendre. Déjà pendant son séjour à Plagesville, nous nous étions rapprochés un peu plus. Je lui avais alors expliqué les épisodes marquants de ma vie. Il s’était montré très attentif et attentionné à ma cause. Dès lors, sa proximité m’avait rassurée. Il faut dire qu’avant de rencontrer Julien, j’étais beaucoup complexée. Cela était dû en partie au fait que je n’avais pas fait de hautes études. Par deux fois, j’avais échoué au Baccalauréat. Chaque fois c’était pour la même raison. En fait, pendant les épreuves je tombais malade. Cela me rendait incapable de réfléchir. Était-ce une malédiction comme voulait le faire croire mes amis de classe? Non, je ne crois pas. J’estime plutôt que c’était la peur. En effet, je trouvais les épreuves si difficiles que la peur me rendait malade. Mon père me disait que j’avais l’atychiphobie[1]. Dans tous les cas, que ce soit une malédiction ou que ce soit une maladie, cela ne m’avait apporté que du mal. Je me sentais impuissante de savoir que je serais confrontée à d’autres examens dans ma vie future. Je me suis donc résignée devant toute possibilité d’épreuve et de défis. J’envisageais si intensément la possibilité d'un échec que je refusais de prendre de nouveaux risques. Pour finir, j’étais renfermée et mon estime de soi fût gravement atteinte. Je n’avais plus aucune volonté d'effectuer même certaines activités qui auraient pu me sortir de la dépendance financière de mes frères et sœurs. Heureusement j’avais rencontré Julien. Ses paroles d’encouragement me donnèrent à nouveau l’envie de me surpasser.
Quelques semaines seulement après son retour dans la capitale économique, Julien me fit transférer de l’argent. Je devais prendre des cours du soir pour mon Brevet de Technicien Supérieur dans une filière de mon choix. Il s’était engagé à m’aider en payant ma scolarité et en prenant soin de moi comme on prend soin de sa sœur cadette. Ce qui était rare de nos jours entre deux personnes de sexes opposés. La notion du donnant-donnant était rependue jusqu’à affecter les relations entre hommes et femmes. En effet, il n’était pas rare de voir un homme demander une contrepartie en nature pour une aide quelconque qu’il aurait pu apporter au sexe opposé. Dans ce cas, en général, la partie faible, pour exprimer sa reconnaissance, n’offrait que ce qu’elle possédait de plus chère : Le sexe. Heureusement ce n’était pas le cas pour Julien. C’était mon ‘’bon samaritain’’ comme j’ai fini par l’appeler dans nos échanges téléphoniques. Julien ne me demandait rien et me considérait comme sa petite sœur. Et quand je lui disais que je ne savais pas vraiment comment le remercier pour tout ce qu’il faisait pour moi, Julien me disait toujours : « Le plus grand cadeau que j’attends de toi, c’est que tu sois admise en classe supérieure ».
La première année s’est bien déroulée. Je fus admise en deuxième année. Pendant les vacances, je souhaitais changer de ville question de ne pas être trop à charge à ma grande sœur. Je voulais aller à Abidjan. Julien m’y encouragea. Il m’expliqua que le fait de revenir sur le lieu de mon échec et de parler de ma situation avec mon entourage m’aiderait à combattre ma peur. Rassérénée par ses commentaires, j’embarquai pour la capitale. Julien et moi n’habitions pas la même commune. Pourtant ces vacances cette année-là furent de loin les plus belles de toute ma vie. Pourquoi ? Me diriez-vous. Eh bien, parce que c’est pendant ces vacances que j’ai fini par tomber amoureuse de Julien. Par pudeur, il ne voulait pas me déclarer sa flamme. Mais un soir, alors que nous étions au cinéma, il finit par céder à ce feu qui brulait en lui. Alors il me dit qu’il croyait être amoureux de sa ‘petite sœur’. Je lui répondis : « Moi aussi je crois que je suis amoureuse de mon Bon samaritain ». Dès lors, nous avions décidé que je ne retournerais plus à Plagesville. Je terminerais mes études à la capitale dans une école située dans la commune où j’habitais. Aussitôt dit, aussitôt exécuté. Pendant tout ce temps, Julien et moi nous voyions à peu près une fois par mois. Mon ‘Bon samaritain’ bien qu’amoureux, désirait que je termine mes études et réussisse mon brevet de Technicien supérieure avant que nous nous mettons ensemble. Comme il aimait le dire lui-même, son « investissement devrait servir à quelque chose de bon ». Et pour Julien « quelque chose de bon » signifiait « succès au BTS ». J’espérais ne pas le décevoir. À l’approche des épreuves écrites au bout de la troisième année, je ne fus pas malade. Au contraire, je ne m’étais jamais sentie aussi bien à la veille d’un examen. Avoir une personne qui se soucie de vous et de votre succès est primordial dans la vie. Et moi j’avais Julien. Il a toujours été pour moi une source immense de motivation. Julien a toujours eu les bons mots au bon moment pour me permettre de relever la tête. C’est avec le soutien de Julien, que j’avais fini par vaincre l’atychiphobie. Et sans surprise, je fus admise au Brevet de Technicien Supérieur. J’eu connaissance de mon résultat un après-midi. Dans la soirée du même jour j’étais chez Julien. Il était encore au travail. Lorsqu’il rentra plus tard, Julien n’eut même pas le temps de s’assoir que je lui annonçai mon résultat. Il me serra dans ses bras, m’embrassa et sortit de sa poche une enveloppe qu’il me tendit:
- Toutes mes félicitations ma championne. Puis me regardant fièrement, il continua :
- Ma Belle, dès le moment où j’ai mis les pieds dans la maison et que je t’ai observée, j’ai toute suite compris qu’il y avait une bonne nouvelle. Mais tu dois ouvrir cette enveloppe et lire son contenu.
Je pris l’enveloppe de sa main. Je ne savais pas ce qu’il mijotait, mais je l’ouvris l’enveloppe avec empressement. Je tirai la petite feuille A5 qui y avait été enfermée depuis je ne sais combien de temps. Il y était écrit à la main :
Je reconnais que ces deux dernières années tu as fait beaucoup de progrès. Aussi bien dans ton estime personnelle que dans la perception des autres. Pour cela, saches que je suis fier de toi.
Avant la proclamation des résultats du BTS, je voudrais te dire que peu importe ce qui arrivera, ce qui compte c’est nous deux. Que tu aies cet examen (ce que je souhaite d’ailleurs) ou que tu ne l’aies pas, ce qui m’intéresse c’est cet amour qui règne entre nous.
Ma belle, je viens donc par cette missive te témoigner mon amour. Acceptes-tu de m’épouser? Alors permets mois d’aller payer ta dote à la fin de ce mois.
La journée ne pouvait pas être aussi réussie. Je sautai au cou de Julien et je l’embrassai à nouveau. À la fin du mois, Julien tint parole. Il paya ma dote selon les exigences de la tradition. Après cela, sans même attendre que Julien me le demande, je courus m’installer chez celui que j’appelais tendrement mon ‘’Bon Samaritain’’.
Lorsque j’aménageai sous son toit, Julien n’économisa aucun effort pour me mettre au diapason des femmes des jeunes cadres de notre quartier. Il me couvrait de présents presque tous les mois, et pour couronner le tout, Julien me donnait de l’amour. Pour moi c’était le plus important. Et quand une femme dit qu’elle reçoit de d’amour de son partenaire, allez imaginer sa joie. C’était cela ma vie. Un quotidien joyeux avec un mari aimant et courageux.
Courageux, Julien l’était. Toujours parti le matin de bonne heure, Julien rentrait le soir avec la joie. Il me disait que malgré les journées éprouvantes et insupportables à la Société d’Assainissement et d’Hygiène, l’idée de retrouver sa femme le soir le motivait. Et même les fois où il devait faire la nuit - cela arrivait une fois au moins par semaine – Julien me disait qu’il tirait sa force nocturne du parfum enivrant de sa femme qu’il reniflait diurne.
Personnellement il faut le dire, je ne me plaignais pas du tout. Avec Julien ma vie avait pris un autre élan. Un élan positif qui me permit de sortir de moi-même et de me révéler. Me révéler d’abord à moi-même, ensuite à mon entourage parce qu’enfin je me sentais vraiment aimée. Nous étions inséparables. Et c’est pour cela que je ne supportais plus d’être loin de Julien. Surtout qu’il ne m’avait plus fait signe depuis deux mois. En fait, depuis le jour où j’avais quitté le domicile, il m’appelait presque tous les jours me demandant de rentrer. Il me demandait pardon pour ce qu’il ne m’avait pas ouvertement expliqué les choses telles qu’elles étaient. Mais j’étais remplie d’orgueil et je refusais d’accepter ses excuses. Aujourd’hui je me rends compte que je suis allé trop loin. Désormais c’est moi qui étais inquiète. Pourquoi ne faisait-il pas signe de vie? Que lui était-il arrivé ?
Ce matin-là, après avoir échangé avec mon père, j’eus l’idée d’appeler Clarisse. Clarisse était ma meilleure amie. Alors que Julien et moi n’étions pas nantis, la joie de vivre qui se dégageait de nous attirait nos voisins. Notre maisonnée de deux pièces dans ce quartier populaire de la capitale, recevait chaque jour des amis. Clarisse une jeune dame de deux ans mon aînée, était de ceux là. Elle admirait le couple que je formais avec Julien. Elle s’était attachée à moi. Je l’appelais affectueusement ma grande sœur. J’étais aussi fière d’être une source d’inspiration elle. Nous nous fréquentions depuis quelques mois seulement. Clarisse me disait souvent qu’elle avait toujours rêvé d’avoir un mari aimant comme Julien. Mais Dieu ne lui avait pas encore permit de rencontrer le prince charmant. Pourtant, Clarisse était une belle et entreprenante fille. Elle louait un studio type américain dans un immeuble du quartier voisin. Elle aussi était titulaire d’un BTS avec l’option Tourisme et Hôtellerie. Ce n’était pas vraiment de son plein gré qu’elle avait effectué des études en hôtellerie et Tourisme me disait-elle souvent. Clarisse avait souhaité faire des études en Finances et comptabilité. Mais manque de chance pour elle, elle avait été orientée dans cette filière par défaut. Ayant essayé plusieurs fois de faire un transfert et une permutation sans succès, elle finit par s’y faire. Trois ans plus tard, elle avait réussi à décrocher son Brevet de technicien Supérieur. Après la joie de la réussite et le premier stage effectué dans un hôtel quatre étoiles au centre du pays, Clarisse s’était retrouvée sur le carreau. Avec l’insécurité engendrée par la crise politique qui secoua le pays, le marché du tourisme et de l’hôtellerie dégringola. Plusieurs hôtels de prestige mirent la clé sous le paillasson faute de clients. D’autres réduisirent drastiquement leur personnel pour faire face à la conjoncture. Clarisse, le BTS en poche, n’avait plus eu la chance de se recaser. Bien qu’elle fût inscrite sur plusieurs sites d’embauche et de recrutement en ligne pour des alertes, jamais elle ne reçut de convocation pour un quelconque entretien d’embauche. Pour finir elle décida d’ouvrir un restaurant. C’est l’activité qui se rapprochait le plus de son domaine de compétence. Mais avant de demander un fond à ses parents, elle se dit qu’il lui fallait au préalable un petit business. Et cela commençait par l’identification du lieu où elle pourrait implanter son restaurant. Lors de ses recherches, elle se retrouva un après-midi dans un quartier en pleine construction. Clarisse avait déjà entendu parler de ce nouveau quartier mais n’y avait jamais mis les pieds. C’était donc par hasard qu’elle s’était retrouvée là au milieu de plusieurs maisons en construction. Quelle ne fut sa surprise. Alors que la grande partie de la population se plaignait de la cherté de la vie, plusieurs immeubles sortaient de terres comme de petits champignons dans ce nouveau quartier. Un des plus impressionnants d’entre ces ouvrages était un immeuble de trois blocs en forme de U. Chaque bloc était de cinq étages en plus du rez-de-chaussée. Sur chacun des étages on pouvait trouver deux appartements de trois pièces, deux appartements de deux pièces et deux studios de type américain. On racontait que le propriétaire de ce mastodonte était un jeune policier qui était tombé sur une forte somme d’argent lors des troubles militaro-politiques. Jusqu’à ce jour, personne n’a jamais pu expliquer les contours de cette affaire en or qui a abouti à l’enrichissement subite de ce modeste policier. Tout compte fait, à travers cette réalisation, le policier faisait du blanchiment d’argent aux yeux et aux sues des autorités. Le commun des mortels savait qu’il n’était pas le seul dans ce cas surtout dans ce quartier où de nombreux ouvriers se bousculaient sur les chantiers. C’est d’ailleurs la présence de ces nombreux ouvriers qui attira l’attention de Clarisse. Elle remarqua aussi qu’il n’y avait pas de restaurant dans les environs. Après avoir grignoté quelques informations çà et là parmi les quelques rares personnes dans le quartier, Clarisse réalisa que les ouvriers parcouraient une certaine distance pour se nourrir à la pause. Elle comprit alors qu’il y avait un potentiel marché à prendre. Ainsi, lors d’une réunion familiale, Clarisse exposa son idée et obtint de ses frères et sœurs une somme suffisante pour l’aider à démarrer son projet. C’est ainsi qu’elle ouvrit le restaurant dans ce nouveau quartier. Avec le temps, son affaire a prospéré. De la baraque elle finit par déménager dans un grand magasin au rez-de-chaussée d’un immeuble dans le même quartier. Son restaurant embauchait trois personnes en plein temps et deux journaliers. Avec la demande croissante dans le quartier où s’installèrent de jeunes cadres pour la majorité des célibataires, elle décida de faire aussi des repas de soir à ses clients. Dès lors, le restaurant ouvrait de onze heures trente minutes à vingt une heure trente minutes. Avant que je ne quitte la capitale il y a quatre mois, Clarisse projetait d’ouvrir un second restaurant dans la zone industrielle qui se développe de l’autre côté de la lagune.
Suite à l’échange que j’avais eu avec papa ce matin-là, Je n’étais plus fier de moi pour ce que j’avais refusé de pardonner à Julien. D’ailleurs qu’avait-il fait de mal ? Me demandais-je. Ma conscience accusatrice ne me permit donc pas d’appeler Julien. Toutefois, je savais qu’en appelant Clarisse, je pourrais avoir des nouvelles. Car il n’y avait rien qui échappait à Clarisse en matière d’information. Il était environs douze heures quand je composai le numéro de Clarisse. Elle ne décrocha pas. C’était l’heure du déjeuner et elle était certainement entrain de superviser le service dans son restaurant. Le soir venu je la rappelai. Heureusement elle décrocha. Après le petit échange que nous eûmes, Clarisse confirma que rien de grave n’était arrivé à Julien. Par ailleurs, elle m’informa que depuis quelques semaines, Julien prenait son dîner dans son restaurant avant de rentrer chez lui.
- Merci Clarisse, j’avais tellement peur que quelque chose soit arrivée à Julien.
- De rien. Il ne lui est rien arrivé. Tu sais bien que je saurai prendre soin de lui et préserver tes intérêts aussi longtemps que tu n’es pas là.
- Tu me rassures Clarisse. Ne manques pas de dire à mon mari que j’ai appelé.
- Je ne manquerai pas Antou. Bonne soirée.
Je remerciai Clarisse et je raccrochai. Rassurée, j’étais de savoir que Julien aille bien mais tout de même insatisfaite. Julien, mon ‘Bon Samaritain’ ne devait pas manger au restaurant alors que j’étais ici. Il fallait que je rentre pour m’occuper de lui ; pour reprendre la place qui était mienne auprès de lui ; pour entretenir la maison et le soir attendre sagement que rentre mon prince charmant. Je m’en voulais encore plus d’être absente. Pourquoi ne me suis-je pas rendu compte de ces responsabilités qui étaient miennes lorsque Clarisse avait débarquée chez moi comme un furet, il y a quatre mois. C’était aux environs de dix heures du matin. Je rentrais du marché. À peine avais-je déposé mon panier qu’on cogna à ma porte. Avant que je ne réponde, Clarisse haletante franchit le vestibule.
- Antou !… cria-t-elle?
- Qu’y a-t-il grande sœur ? Que dit-on encore dans la capitale ?
Clarisse était de celles qui colportaient les rumeurs dans la ville. Dans son restaurant qui recevait toute la journée, elle entendait toute sorte de clabaudage allant de la politique à la vie sociale. Et elle savait les rapporter aux autres, moi y compris. Il faut dire qu’avec le pays qui sortait de la crise, les ‘’On dit’’ n’en finissaient pas. Et chaque fois que Clarisse venait à la maison, nous ne manquions pas de sujet de causerie. Elle était surtout passionnée de la politique et se faisait surnommer la patriote OBV. Ce jour-là, alors que je m’attendais à entendre une de ces informations fracassantes liée à la politique, Clarisse vint plutôt me surprendre avec une affaire dont elle seule avait le secret.
- Antou, Julien est un ramasseur de poubelle ?!
Me questionnait-elle ou m’informait-elle? La façon dont elle avait appuyé sur le mot « poubelle » m’avait interloquée. J’ai même cru un instant avoir le vertige. Que voulait-elle dire ? Je ne savais pas quoi répondre. Alors je lui retournai une question le temps de réfléchir.
- Grande sœur, qu’est-ce qu’on dit ?
Mais Clarisse se mit sur son séant. Alors que je cherchais à me remettre de mes émotions, Clarisse comme dégoûtée, me raconta comment elle avait été surprise de voir Julien à la Rue Pierre et Marie-Curie. Celui-ci soulevait des poubelles pour les vider dans un camion de ramassage. Et Clarisse de poursuivre :
- Pour une belle femme comme toi, instruite et admirée de tous, sincèrement, un ramasseur de
poubelles ! Le savais-tu avant ?
Cette question me désarçonna encore. Tout le monde connaissait le sens de « Poubelle ». Je savais que mon mari travaillait à la Société d’Assainissement et d’Hygiène. Mais, de là à dire qu’il ramassait des poubelles ? Non. Cela ne m’avait jamais traversé le cerveau.
- Oui ! je sais que Julien travaille à la SAHY. Répondis-je à Clarisse.
Mais elle paraissait insatisfaite de ma réponse et me rétorqua.
- Petite sœur, je ne te parle pas de travailler à la SAHY. Je te parle de ramasser des poubelles dans ce grand Abidjan. Ton mari Julien ramasse des poubelles. Puis elle continua encore.
- Je sais que tu ne me crois pas, alors viens avec moi, je te ferai voir en live[2].
Les choses étaient allées si vite que je ne m’en suis pas rendu compte lorsque Clarisse et moi sautâmes dans un taxi pour la commune de Marcory. Dans le véhicule, Clarisse communiqua avec une personne qui lui donna des indications. Près d’une heure et nous y étions. Dès que le véhicule stationna, Clarisse paya la course et me tira du taxi comme on tire son enfant.
- Petite sœur, viens que je te montre. Me dit-elle
Et me devançant, elle faufila les véhicules à l’arrêt au niveau d’un feu tricolore, bifurqua à gauche d’une rue et commença à ralentir les pas.
- Doucement on approche. C’est la rue à droite au prochain carrefour.
Parvenue au carrefour, Clarisse m’invita à regarder dans une direction qu’elle m’indiquât par un mouvement de tête. Et là, je vis Julien dans une combinaison verte, juste au moment où il soulevait une poubelle pour renverser son contenu dans un gros camion. Je restai figée. Pendant quelques secondes, je fus comme paralysée. Le camion s’éloignait et Julien y était accroché balançant un pied en l’air. Mon regard refusait de croiser celui de Clarisse. Puis elle me dit :
- Tu as vu de quoi je parle ? Rentrons, je sais ce que tu peux ressentir.
La honte et le déshonneur voilà ce que je ressentais en ce moment-là. Je savais que désormais tout le quartier saurait quel genre de travail faisait réellement mon mari. Avec Clarisse, je pouvais bien m’attendre à ce que cette histoire ne reste pas entre nous deux. J’avais envie de lui demander de n’en parler à personne. Mais je savais aussi que ce serait plutôt lui donner le feu vert que de lui demandais cette faveur. Le genre humain aime bien braver les restrictions. Sur le chemin du retour, à ma grande surprise, Clarisse me rassura que cette histoire resterait entre nous deux.
- Tu es quand même ma petite sœur et je t’admire beaucoup. Je voudrais que tu règles juste cette histoire en grande avec Julien. Il n’a pas le droit de te cacher la vérité.
« Cette dame a un grand cœur » me suis-je dis. Voilà qu’elle me rassurait. Je réglerais donc l’affaire avec mon mari. Pourtant subitement mon cœur bouillait de haine. J’étais ivre de colère. Le soir venu, je ne laissai même pas le temps à Julien de s’expliquer outre mesure. Je ne racontai pas non plus les détails de cette journée. Je lui dis simplement que je me sentais trahie par lui et que pour cela je le quittais. Le lendemain, je pliai valise pour le village.
Depuis deux mois que Julien ne m’appelais plus, je me rendais compte que je n’aurais pas dû le quitter de cette façon. De surcroît, je trouvais cette affaire banale. En l’évidence, si quelqu’un me demandais pourquoi j’avais quitté Julien, je n’aurais pas une explication décente à donner. Après quatre mois et avec du recul, j’avais commencé à me poser les bonnes questions. Étais-je survolter parce que Julien ne m’avait pas dit exactement ce qu’il faisait comme travail ou parce qu’il était ramasseur de poubelles? Dans les deux cas, était-ce une raison suffisante pour abandonner mon foyer ? D’ailleurs, s’il était ramasseur de poubelles, son argent avait-il une mauvaise odeur? N’était-ce pas avec son salaire de ramasseur de poubelles qu’il avait pris soin de moi ? N’était-ce pas son salaire de ramasseur de poubelles qui avait financé mes cours du soir jusqu’à ce que j’obtienne le BTS ? N’était-ce pas en tant que ramasseur de poubelles qu’il me couvrait d’amour ? Qu’est ce qui prouve que les amis au quartier ne savaient pas qu’il était ramasseur de poubelles ? Peut-être le savaient-ils et cela faisait le charme de notre couple. Suite à ces réflexions, je réalisai combien de fois Julien, ‘’mon bon Samaritain’’ avait fait des sacrifices pour me prouver son amour et me faire plaisir.
Je passai presqu’une nuit blanche après mon échange téléphonique avec Clarisse. Le lendemain matin, je dis au revoir à mon vieux père qui salua mon courage et me souhaita bonne chance. Je pris la route de la capitale non sans acheter un régime de plantain de bananes comme les aime Julien. J’espérais lui faire un bon plat de foutou [3] banane le lendemain. Le voyage fut pénible à cause d’une panne survenue une heure plus tard sur la voie nationale. Nous avons dû attendre deux heures avant que la compagnie de transport ne fasse venir des mécaniciens. Pour finir, nous arrivâmes à la gare de destination en début de soirée. Avec précaution, mon sac à la main, je descendis du car. Je sortis mes colis du coffre à bagage et d’un geste, je fis signe à un taxi : «Aklomiabla s’il vous plait». Aklomiabla était le nom du quartier où nous habitions. C’était l’un des plus reculés dans la commune. Pour y parvenir, les véhicules doivent gravir deux petites collines. Le chauffeur réfléchit un instant et acquiesça. C’était l’heure de pointe. Nous devrions encore souffrir les embouteillages de la capitale avec ses nombreuses voitures et ses tonnes de dioxyde de carbone dégagées dans les airs. Nous roulâmes pendant une heure trente minutes avant de parvenir à Aklomiabla. Sur mes indications, le véhicule faufilait les maisons et approchait notre concession. La joie de revoir Julien montait en moi. Le taxi stationna devant le petit portail aux environs de vingt une heure trente minutes. Le chauffeur s’empressa de sortir mes colis du coffre à bagage. Je payai la course du taxi et avant de mettre les pieds à terre, j’expirai un grand coup. Alors que le taxi faisait sa manœuvre pour retourner, je m’avançais du portail. Délicatement, j’introduisis la clef dans la serrure du portail. À ma grande surprise elle ne tourna pas. M’étais-je trompée de cour ? Non ! C’était bien notre portail. Julien aurait-il alors changé les clés ? Je recommençai le geste de l’ouverture. C’était pareil. La serrure avait été changée. Je devais donc espérer que Julien soit à la maison sinon je serais condamnée à dormir chez mon amie Clarisse. Reprenant mes sens, je tapai normalement le portail. À cette heure-ci, chacun était chez lui. Il ne fallait donc pas que je frappe trop fort pour déranger les voisins. Aux trois premiers coups, je n’entendis personne dans la maison. Trois coups encore. Rien. Alors je tapai un peu plus fort sans exagérer. J’entendis un grincement de porte à l’intérieur de la maison. C’était certainement la porte du salon qu’on ouvrait. Je poussai alors un ouf de soulagement. Encouragée par cette présence, je tapai à nouveau. La porte du salon s’ouvrit enfin. J’entendis une voix demander « Qui est ce ? ». C’était une voix de femme. Je tressaillis. Avant que je ne réponde, la même voix plus proche du portail, lança encore « C’est qui ?». Je distinguai clairement la voix. C’était celle de Clarisse. Ma gorge se noua. Avec peine je répondis :
- C’est Antou… Clarisse que fais-tu ici ?
Alors le portail s’ouvrit. Clarisse en personne se tenait débout devant moi, un morceau de pagne noué au niveau de la poitrine. Elle me regarda impassiblement puis me dit :
- Ma chérie, C’est moi qui devrais te demander ce que tu fais là. retournes d’où tu es venue et ne cherches pas des histoires. Julien est maintenant à moi. Depuis deux mois nous sommes ensemble.
J’étais abasourdie. Je n’arrivai pas à articuler une seule phrase. Tout ce qui sorti de ma bouche était « Clarisse ! ». Et comme si ce n’était pas suffisant, plus loin derrière Clarisse, au niveau de la porte du salon, apparaissait une silhouette d’homme. Et j’entendis distinctement la voix de Julien. « Clarisse mon amour, qui est-ce ? ».
- Mon chéri, ce n’est rien. Juste une personne qui s’est trompée de portail. Répondit Clarisse.
[1] Atychiphobie ou la peur de l'échec est une peur anormale, exagérée et persistance de l'échec. Elle est un type de phobie spécifique. Comme d'autres phobies, l'atychiphobie mène souvent à un mode de vie restreint.
[2] Live (Lire ‘laïv’) : Mot anglais ayant le sens de ‘direct’ en opposition à ‘Différé’.
[3] Foutou : Pate de bananes plantains préalablement bouillies et pilées dans un mortier conçu à cet effet.
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